Citation :

Je n’ai pas de père. Je n’en ai jamais eu. Ma mère m’a porté, m’a mis au monde et m’a élevé. Du moins jusqu’à l’âge de sept ans. Ils disent que c’est à cause de ça que je suis malade, à cause de ce qui s’est passé quand j’avais sept ans. Ils disent que ça m’a traumatisé, que ça m’a rendu fou. Je me souviens parfaitement de ce qui s’est passé ce jour-là, mais je ne sais plus si c’est l’horreur ou l’excitation qui s’est emparé de moi…

J’étais dehors, dans la petite cour qui se trouvait devant notre maison, et je jouais avec les cadeaux que je venais d’avoir de la part de ma grand-mère. C’est là qu’un homme immense, entièrement vêtu de noir, est arrivé. Je ne voyais pas son visage, parce qu’il était à contre-jour. Il a tendrement ébouriffé mes cheveux, puis il est entré dans la maison. Il en est ressorti au bout d’une demi-heure, du sang sur les doigts. Curieux, je suis entré, et c’est là que je l’ai vu.

Le corps désarticulé et étendu sur le sol de ma mère. Ses yeux étaient encore écarquillés de terreur, sa bouche déformée par le cri qu’elle avait failli pousser. Une flaque de sang s’était formée sous elle et s’élargissait… encore et encore… Je suis tombé dans ce liquide rouge qui sentait le cuivre, et je me suis trainé dedans, jusqu’à la dépouille de ma mère, l’appelant, cherchant à comprendre pourquoi elle ne bougeait plus. Tout ce sang, tout ce rouge.

C’était beau.

Je n’avais plus de parents, alors on m’a confié à une famille d’accueil, les Bennett, m’offrant par la même occasion des heures et des heures de thérapie. Pour que j’aille mieux. Mais je n’étais pas malade. Du moins, je n’en avais pas l’impression. Je ne parlais pas et je passais mon temps à lire et à rester enfermé, parce que je préférais la solitude. Pour les autres, habitués à voir un enfant de huit ans courir partout et se faire tout un tas d’amis, j’étais forcément malade. Mais ils n’ont pas cherché au bon endroit. Ce n’était pas mon silence ni mon amour pour la solitude, qui était le plus inquiétant. Non, c’était ma fascination pour le rouge.

J’aimais le rouge. Le sang. Je trouvais ça beau. Doux et chaud. J’avais huit ans la première fois que j’ai goûté au sang. C’était le mien. C’était bon. Depuis, je n’ai jamais arrêté. Profitant de mes divers chutes et écorchures pour recueillir ces perles rouges du bout de ma langue.

Je n’étais pas malade. Non, je n’étais pas malade. J’aimais juste lécher mon propre sang. On a tous des drôles d’habitude après tout, n’est-ce pas ?

Ça a commencé à devenir inquiétant vers l’âge de 12-13 ans. Je n’hésitais alors plus à me blesser moi-même afin de pouvoir goûter à mon propre sang. Évidemment, je ne portais plus que des manches longues afin de cacher ces cicatrices qui s’étalaient sur mes poignets. Les Bennett ont commencé à s’inquiéter, pensant que je me scarifiais. Il valait mieux qu’ils pensent ça, à vrai dire. Alors une nouvelle fois, j’ai eu droit à des heures en compagnie d’un psy. Qui n’a jamais trouvé ce qui n’allait pas avec moi, puisqu’il était parti sur la mauvaise piste.

Dommage, je ne serais peut-être pas devenu ce que je suis aujourd’hui. Oh, je ne pense pas être un mauvais bougre. J’aime le métal, j’aime l’état dans lequel la musique me transporte, je suis peut-être un peu trop tatoué, j’ai peut-être trop de piercings. Je suis parfois insolent, mais quel adolescent ne l’est pas ? Non, je ne suis pas foncièrement méchant. C'est sûr que cette histoire m'a poussé loin. Entrer par effraction dans la banque de sang, ce n'est pas la meilleure idée que j'aie eue. Mais je ne peux pas aller contre ces pulsions. J'ai l'impression d'être un Vampire parfois, un vrai. Comme si ma vie était devenu l'un de ces romans gothiques que je me plais à lire le soir. J'ai toujours eu beaucoup trop d'imagination, mais là, ça m'a méchamment attaqué. J'ai peur de ce que je suis capable de faire. Peut-être que c'est pas une si mauvaise idée que ça, m'envoyer dans un institut pour les tarés. Après tout, je suis taré. C’est pour m’aider, qu’ils disent. M'enfin, ils y arriveront peut-être, maintenant qu’ils connaissent la vérité.

Jallen referma le journal dans lequel il écrivait. Il soupira et le rangea dans son sac avec toutes ses autres affaires. Voilà, il était prêt. Enfin, prêt… Façon de parler. A vrai dire, il avait plus envie de s’enfuir à l’autre bout du monde en cet instant. Mais avait-il réellement le choix ? Il devait changer. Parce qu’il en avait marre de cette espèce de dépendance malsaine. Et ça avait atteint un degré trop élevé, qu’il ne pouvait plus contrôler. Il ne voulait pas en être réduit à devoir tuer. Il ne voulait pas faire d’orphelins. On toqua à la porte de sa chambre, et il alla ouvrir. Le visage pâle et fatigué de Mrs Bennett apparu. Elle réussit à esquisser un mince sourire.

« Tu es prêt, Jallen ? »
« Autant que possible. »

Elle passa une main dans ses cheveux, doucement. Jallen aimait bien Mrs Bennett. Elle était la seule à ne pas le regarder comme un monstre, la seule à ne pas le prendre en pitié, comme s’il était un pauvre animal atteint de la rage qu’on allait euthanasier.

« Bien, on va y aller, alors. »