18h42. Dans un peu plus d’un quart d’heure, Johnattan McMillian se lèverait de son fauteuil, après avoir rangé ses dossiers, et irait dîner au restaurant, comme tous les lundis. Et comme tous les lundis, il était à la bourre et dormait à moitié sur son bureau. Il n’avait plus qu’à ranger les dossiers du jour et consulter son agenda pour le lendemain, et il serait prêt à partir. Il s’était juste accordé une petite pause dans son rangement. Dans sa tête, tournaient trois mots : fatigué, faim et froid. Il était en manches courtes, comme toujours. Mais il avait été loin de se douter que l’hiver en Californie était si rude. Tellement plus rude que dans sa ville d’Oklahoma. Il frissonna et finit par croiser ses bras sur le bureau et poser sa tête dessus. Il avait posé ses lunettes de vue sur le côté et avait relevé sa frange avec un serre-tête. Il gémit d’aise et se détendit complètement, se perdant entre sommeil et rêve. Il flottait sur un petit nuage, n’ayant jamais été si heureux de dormir.

Lorsqu’il commença à penser, cela se compliqua légèrement. Il n’était pas très à l’aise dans cet institut et en venait à se demander s’il ne s’était pas trompé de voie. La présence de Kyllian ici n’aidait pas. Lui qui se vantait d’être un grand insensible avait du mal à dormir à cause de ce bougre de taré. Il tendit une main vers les haut-parleurs connectés à son iPhone et tourna le volume à fond avant d’allumer l’appareil. La voix merveilleuse d’Edith Piaf en sortit, reprenant la chanson là où elle s’était arrêtée ce matin. Elle attend son amour, les yeux de son amour, les bras de son amour, comme moi… John ouvrit un œil et jeta un regard noir au téléphone. C’était quoi cette chanson, là, quand il était en plein dans ses réflexions… Amoureuses ? Il s’empara de l’objet et parcourut sa liste de chansons jusqu’à en trouver une plus propice à le réveiller. Oui, sinon, il s’empalerait, lui et sa voiture, contre un lampadaire, en conduisant jusqu’au centre ville. St-Jimmy’s coming down across the alley way, up on the boulevard like a zip gun on parade. Light of a silhouette, he’s insubordinate, coming at you at the count of one two… C’était mieux. Il se repositionna sur son bureau et referma les yeux. Oh que c’était bon.

Il fit littéralement un bon dans les airs quand on frappa à la porte. Aah mon dieu, à l’aide, au secours ! John posa ses lunettes à la monture noire - s’éborgnant un peu au passage - et consulta son agenda. Et il avait oublié le rendez-vous de 19h ! Voilà. Il se redressa sur son bureau. Yuna Tawa. Il farfouilla dans ses dossiers en indiquant à la gamine d’entrer. Alors Yuna Tawa, 16 ans, arrêtée pour trafic de drogues, agression, trafic et possession d’armes. O-kay. Il n’avait jamais vu ça. Il s’éclaircit la gorge tandis que la personne entrait et l’observa de son œil valide. Même si là, il aurait voulu être aveugle pour ne pas voir un tel massacre. Les cheveux noirs, avec des reflets, et une immonde mèche rouge. Un énorme piercing à la lèvre qui la défigurait complètement et des yeux noirs qui le fixaient presque méchamment. Oui, mais là, John, tu inventes. Alors calme-toi et… Je t’en prie… Enlève ton serre-tête. Il arracha l’anneau de ses cheveux et sa mèche blonde retomba sur son œil droit, cachant sa cicatrice. Il lui adressa un sourire bienveillant mais ne se leva pas pour l’accueillir. Il lui fit simplement signe de s’asseoir devant lui.

_ Yuna, n’est-ce pas ? marmonna-t-il en jetant un œil à l’horloge de son ordinateur. Il allait être en retard au restaurant. Mais il ne pouvait pas virer cette fille. Installe-toi. Je m’appelle John, nouvel éducateur ici. Comment tu vas ?

C’est bien, soit gentil, sourit. Elle n’aura pas besoin de connaître son nom entier. Toutes ses connaissances l’appelaient John.

La jeune femme semblait étrangement nerveuse. John était-il si intimidant que ça ? Il lui sourit gentiment en attendant qu’elle se décide à poser ses fesses sur cette satanée chaise. Elle allait s’asseoir, ou elle attendait la neige ? John, du calme. On sait que tu es fatigué, on sait que tu n’es pas de bonne humeur à ce moment-là, on sait aussi que tu as rendez-vous au restaurant et qu’en plus tu as faim. Mais fais un effort, garde-la au moins une petite demi-heure et vira-la, si ça te chante. Oui, elle avait rendez-vous avec lui, ce n’était pas compliqué puisqu’il connaissait son prénom. Elle n’avait pas l’air très fut-fut celle-là. En voulant croiser les jambes, son genou cogna le bureau et l’éducateur étouffa un juron. Ils ne connaissaient pas les bureaux pour grandes personnes ? Il glissa une main sur son genou tandis qu’il s’accoudait de autre au bureau, sans cesser de sourire. Et pourtant il se mordait l’intérieur des joues pour ne pas être impoli. En la regardant un peu mieux - c’est-à-dire avec ses lunettes - il se demanda vaguement s’il n’avait pas un garçon en face de lui, à tout bien y réfléchir. Mais il n’en dit pas un mot. De toute façon, garçon ou fille, son look était affreux et elle/il avait l’air complètement psychopathe. Ou psychotique, au choix. Tout dans sa voix lui disait qu’il avait à faire à une fille. Il s’adossa à son fauteuil oh combien confortable.

_ Enchanté. C’est bien avec moi que tu as rendez-vous. Je ne vais pas te garder très longtemps ce soir. Il est un peu tard. Alors… Dis-moi, pourquoi tu es là, à l’Institut ?

John était comme ça. Droit au but. Toujours avec le sourire. Il ne voulait pas trop l’impressionner mais il était pressé, fatigué et affamé. La pauvre avait l’air littéralement terrifiée. Il cessa de sourire mais restait chaleureux. Pour ne pas trop lui faire peur. Elle semblait s’asseoir au bout de sa chaise, comme pour partir le plus vite possible une fois qu’il lui donnerait l’autorisation. Il attendit sa réponse avant de lever sa fine masse d’un mètre quatre-vingt quinze et se dirigea vers la porte pour la fermer afin qu’ils ne soient pas dérangés. S’il gérait bien, dans moins d’une demi-heure, il était dehors, débarrassé de cette… Gamine. Il alla se rasseoir, parcourant le bureau en trois enjambées et croisa les jambes précautionneusement cette fois.

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