Santana avait souvent envie de s'enfoncer six pieds sous terre. Cette fois-ci ne dérogeait pas à la règle. Elle cligna plusieurs fois des yeux, incapable de soutenir le regard de cette fille. May était assise mais elle avait déjà remarqué qu'elle semblait plus grande qu'elle. Mais même sans cela, elle restait très impressionnante aux yeux de la jeune fille. Elle eut l'impression que sa question ne fit que renforcer la colère de son interlocutrice. Cela se confirma lorsque, sans prévenir, elle l'attrapa par le col de son pull et la tira vers le haut, la forçant à se lever. May obéit (avait-elle le choix ?) en ouvrant de grands yeux surpris.

"Le hic c’est que tu as pris mon bouquin ! Alors je le reprends."

May déglutit. On se serait cru dans un western. Elle n'aimait pas les westerns. C'était bien trop violent à son goût. Elle préférait les comédies romantiques. Son interlocutrice ne la lâcha que lorsqu'elle lui arracha le bouquin des mains. May était très mal à l'aise et avait un peu (beaucoup) la trouille. Ne sachant comment réagir face à une telle situation, elle resta plantée sur place en jetant des coups d'œil à droite et à gauche, comme si quelqu'un avait pu lui venir en aide. Mais les seules personnes qui étaient assez proches pour avoir assisté à la scène semblaient toutes plongées dans leurs bouquins. May se demandait si ce genre de scène était banale au point que personne ne la remarque, ou si les autres faisaient juste semblant de rien pour ne pas s'attirer d'ennuis. Un peu des deux, probablement.

"Okay, je vois que il n’y a plus mon marque-page non plus, c’est chouette", s'exclama encore la fille aux cheveux blancs, alors que May se pensait sortie d'affaire.

En effet, elle voulait bien lui rendre son livre, aucun problème (et de toute manière elle n'avait pas le choix), mais elle avait espéré qu'elle la laisserait tranquille ensuite, qu'elle pourrait s'enfermer à nouveau dans sa petite bulle bien tranquille. Seulement, May avait apparemment oublié quelque chose. Elle regarda autour d'elle, surprise, et repéra le fameux marque-page sur la table. Elle le prit et le tendit d'une main tremblante à la lectrice mécontente :

"D-d-désolé-ée, je... je p-pensais l-le rem-remettre ap-ap-après av-avoir fi-fini-i... Il gli-gliss-ssait tou-toujours qu-quand j-je li-li-lisais" balbutia-t-elle maladroitement en guise d'excuse.

En soi, ce n'était pas un crime d'avoir pris ce livre sans savoir que quelqu'un l'avait déjà commencé. Bien sûr, May s'en était douté en trouvant le marque-page, mais elle en avait déjà trouvés qui n'appartenaient à personne, comme si leurs propriétaires avaient oublié de finir leur lecture en cours. Et puis, elle trouvait que son excuse n'était pas si mauvaise (après tout c'était la vérité), et tant qu'elle remettait le livre en place dans l'état dans lequel elle l'avait trouvé... Mais son interlocutrice ne semblait pas voir les choses du même œil :

"T’es pas bien doué pour rester discrète, la nouvelle. Dire qu’on se connait depuis 1minutes et que je te déteste déjà. Elle est moche la vie, tu ne trouve pas ?" dit-elle, à quelques centimètres à peine de son visage.

May était pétrifiée. La discrétion, c'était justement ce qu'elle recherchait. Elle ne voulait pas se faire remarquer, et voilà qu'elle s'attirait des ennuis sans même le faire exprès.

"P-p-pardon !" fut tout ce qu'elle trouva à dire, sur un ton encore plus tremblant que d'ordinaire.

May n'osa pas dévisager son interlocutrice trop longtemps, alors ne sachant que faire, elle jeta quelques coups d'œil autour d'elle puis se rassit sur sa chaise. Enfin... 'ratatina' était un verbe plus approprié. Elle se ratatina sur sa chaise, donc, et leva les yeux vers l'autre fille. Elle semblait un peu moins énervée à présent qu'elle avait récupéré son livre :

"T’inquiète je ne te veux pas de mal", dit-elle. Sinon il y a une question qui me trotte dans la tête. T’as pas le profil d’une rebelle, ni d’une délinquantes. Alors pourquoi tu es chez nous ?"

À la première de ses affirmations, May la fixa sans rien dire, l'air pas plus rassurée. Mais à la deuxième, elle baissa les yeux, comme si elle en avait honte. Elle se demandait depuis qu'elle était à l'institut ce qu'elle faisait là, mais elle essayait de se convaincre que c'était sûrement une bonne chose. Mais entendre ces mots sortir de la bouche de quelqu'un d'autre était assez gênant. Elle se demandait en effet ce qu'elle pouvait répondre à cela. De plus elle ne voulait vexer personne, mais elle sentait en effet qu'elle n'avait rien d'une... criminelle. Elle gardait tout de même ce genre de pensées pour elle-même. Elle hésita un moment avant de répondre, car elle ne savait pas s'il était courant de dire de but en blanc comment on était arrivé à l'institut. Mais puisque cette fille lui posait la question (et puisqu'elle en avait un peu peur), elle répondit :

"Euh, j-j'ai... J'ai b-blessé mon p-petit f-f-frère."

C'était un rapide résumé de la situation. À présent qu'elle était un peu calmée et que sa respiration reprenait un rythme normal, elle arrivait à contrôler un peu mieux ses bégaiements. Elle se doutait que pour beaucoup, ça devait être agaçant à entendre.

"Page 267", ajouta-t-elle en désignant le livre.

C'était la page à laquelle elle avait trouvé le marque-page. May n'avait pas une excellente mémoire, mais elle s'en rappelait car 67 était le numéro de sa maison à Liverpool. Enfin, de celle de son père. Cela faisait longtemps que ce n'était plus chez elle.

"Est... est-ce qu-que t-t-tout c-ceux qui s-sont i-i-ici se sont f-faits arr-arrêt-tés ?" demanda-t-elle maladroitement.

Santana avait remarqué l'air surpris de son interlocutrice lorsqu'elle avait répondu à sa question. D'après le peu qu'elle avait entendu dire au sujet des autres résidents, son cas n'était pas le plus sérieux – c'était du moins son point de vue. Mais il fallait croire qu'elle n'avait vraiment pas une tête à blesser son frère.

*C'était un accident* songeait May. *Un accident...*

Une phrase qu'elle s'était répétée en boucle, encore et encore. Cependant il était inutile de le dire ici, à cette fille. Elle ou quelqu'un d'autre... qui la croirait ? Sa belle-mère avait presque faillit faire croire à une tentative de meurtre. Heureusement, la police avait cru sa thèse, mais dans sa famille – si tant est qu'elle puisse la considérer comme telle – on n'était pas de cet avis. Son père semblait la croire, mais... il ne le lui avait jamais dit ouvertement. Quant à sa fameuse belle-mère, nul doute qu'elle profitait d'être seule avec lui pour lui exposer sa théorie, encore et encore. Combien de temps cela durerait-il ? Son père continuerait-il à lui envoyer des livres, ou des listes de lecture ? May soupira. Après tout, accident ou pas, c'était arrivé par sa faute. Elle n'avait pas à revenir là-dessus.

"Ici, il n’y a pas d’enfant de cœur, sache-le !" dit la jeune fille pour répondre à sa question. "Mais si tu reste discrète et ta place, tu ne cours aucune risque. Cependant il ne faut pas se laisser marcher sur les pieds. C’est un juste milieu que tu vas devoir trouver. C’est tout."

May hocha la tête, honteuse :

"En-encore dé-désol-lée p-pour t-tout à l'heu-eure."

"Mais, t’inquiète pas si tu veux, je peux t’aider. Sais-tu où est ta chambre et avec qui tu dors ? J’dis ça parce que, faudrait pas que tu toc à une mauvaises porte le soir, si tu vois c’que je veux dire.

Santana releva les yeux, à la fois surprise et gênée. Elle ne s'attendait pas à ce qu'on lui propose de l'aide. Surtout venant de cette fille qu'elle avait mise en colère. Elle fouilla dans ses poches et en ressortit un papier à moitié froissé :

"C-c'est g-gentil à t-t-toi" bégaya-t-elle en lui montrant le papier. "J-je n-n-n'ai p-pas enc-ore de co-colocat-taire, m-mais j-je s-s-suis d-dans une ch-chambre indivi-individuelle. J-je s-suis un p-peu t-tête en l-l'air par-parfois, al-alors j-je l'ai not-noté p-pour m'en sou-souvenir."

Sur le papier figurait l'étage et le numéro de sa chambre. May le rangea dans sa poche et adressa un sourire incertain à son interlocutrice. Le 'si tu vois c'que je veux dire' lui restait en mémoire. Elle n'était pas sûre de voir ce qu'elle voulait dire, justement, et d'un autre côté... elle préférait ne pas savoir. La jeune fille lui demanda alors son prénom, et May bégaya :

"D'acc-d'accord... R-rouge, c'est j-joli" articula-t-elle en souriant.

Elle trouvait que le surnom lui allait bien. C'était sûrement à cause de ses vêtements. Et de ses yeux, aussi. May les trouvait assez impressionnants, surtout qu'elle-même n'avait jamais voulu porter de lentilles. Elle n'osait pas essayer.

"M-moi je m-m'appelle San-santana M-may, m-mais t-t-tout le m-monde m'a-m'appelle M-may."

Elle sourit. Cela lui faisait bizarre d'avoir une conversation 'normale' avec quelqu'un ici. Depuis qu'elle était arrivée, elle rasait les murs... Elle enchaîna donc, pour continuer, en espérant ne pas être trop indiscrète :

"T-tu es i-ici de-depuis lon-longtemps ?"