Lorelei s'affaisse sur le sol en soupirant, découragée. N'y a-t-il pas dans cette pièce un seul livre en suédois potable ! Et pas Le voyage de Nils Holgerson à travers la Suède, qu'elle a dû déjà lire au moins dix fois. Sans enthousiasme, elle s'empare du premier tome de Millénium, "Les hommes qui n'aimaient pas les femmes". Soupire de nouveau. Déjà lu cinq fois. Feuillette Anges déchus, blasée. Idem. Va falloir qu'elle se mette aux livres en anglais, si personne ne se décide à renouveler le stock de bouquins suédois. Elle pense un instant à lire quelque chose en norvégien, mais bien que les deux langues se ressemblent, il y a des expressions qui sont trop souvent obscures. Il va falloir qu'elle lise en anglais, mais elle n'en a aucune envie. Elle gonfle ses joues et fait vibrer ses lèvres en soufflant l'air que contient sa bouche. S'accroupit sur le sol, et cogne assez brutalement son front contre le rebord d'une des étagères. Se gratte le haut du crâne, et chantonne Ensam går jag här och vankar, la chanson qu'elle préférait lorsqu'elle était encore une petite fille. Peut-être parce qu'elle parle de quelqu'un qui cherche son ami cher à son cœur, de quelqu'un qui est seul. Elle la fredonne doucement, en articulant bien les paroles, parce qu'elles font beaucoup de sens pour elle. Sa bouche s'étire un peu dans les coins, et elle fait avec ses mains les signes que faisait sa mère lorsqu'elle était petite, en chantant cette comptine. S'assied dos à l'étagère et chante et chante encore la comptine.
Et subitement, tout en chantant, elle se rend compte de ce qu'elle est. Une gamine suédoise paumée sur le vaste continent américain, parlant mal la langue et la lisant à peine, sans personne pour la comprendre.
Sans qu'il n'y ait personne qui la comprenne.
Elle se dit que quand elle sera sortie d'ici, elle apprendra cette chanson à Ion et Elvire et leur montrera le jeu de mains qui l'accompagne. Elle sera une gentille maman, comme sa maman a été gentille avec elle.
Lorelei pense à ses parents. Ils n'avaient rien fait pour qu'elle devienne ce qu'elle est devenue. Papa et Maman ont toujours été gentils et m'ont toujours beaucoup aimé, a-t-elle dit lors de son interrogatoire.
Elle n'a plus envie d'être ce qu'elle est, d'être comme ça, la folle hystérique, mégalomane et socialement incompatible. Elle n'a plus envie d'être la maigre et grande fille blonde qui fait peur aux passants par son visage sale et son regard farouche. Elle voudrait devenir comme tout le monde. Apprendre l'anglais, s'intégrer. Elle ne veut plus changer le monde. Seulement s'y intégrer. A-t-elle d'ailleurs voulu un jour changer le monde ? Bonne question. Elle, elle a tellement changé qu'elle ne sais plus qui elle est.
Pendant qu'elle pense à tout ça, des larmes se sont mises à couler sur ses joues, en minces filets. Ce ne sont pas des sanglots mais simplement les larmes d'une jeune fille perdue dans ce monde trop vaste. Une petite poussière qui voulait changer le monde, c'est pathétique. Elle n'arrive même pas à se sortir d'un rhume sans médicaments.
Elle continue de chanter, et en chantant passe un contrat avec elle-même. Elle va sortir d'ici, pas en s'évadant, non, elle va guérir et sortir d'ici. Et retrouver Bartiméus. Et ensemble ils vont commencer une nouvelle vie. Pas une vie de débauche ou de trafics, non, une vie normale.
Oui, elle en est sûre.
Lorelei est tellement perdue dans ses pensées et tellement prise dans sa comptine qu'elle n'entend même pas lorsque la porte battante claque et que quelqu'un rentre dans la bibliothèque, et n'entend pas non plus les pas qui s'approchent d'elle parce qu'elle n'est décidément pas très discrète à chantonner sa comptine comme ça.