Elle retrouvait là le Luca qu'elle connaissait, celui qu'elle avait rencontré précédemment, la tête presque dans les étoiles. Tout en dessinant de son côté, elle le voyait se concentrer, plisser les yeux – croyant sans doute mieux distinguer les défauts ainsi -, gommer, regommer... Elle, elle ne gommait pas souvent. Ce qui surprenait d'ailleurs, la plupart du temps. Enfin, la plupart du temps...peu de personnes avaient eu le loisir de la voir dessiner. Peu de personnes avaient eu le loisir de la voir, tout simplement. C'était étrange comme être enfermée dans un institut l'incitait à s'ouvrir. Enfin, dans notre cas de figure, il y avait été un peu contrainte... voire traînée par Luca. Mais quand elle le voyait comme ça, si appliqué, presque grave, elle ne le regrettait pas. Fait étrange, alors qu'avant son arrivée à l'institut, elle s'isolait volontairement, ne cherchait aucun lien avec quiconque, elle prenait maintenant plaisir à quelques compagnies. Peut-être parce qu'il se trouvait dans cet endroit des gens encore plus bizarre qu'elle... Peut-être sentait-elle leur souffrance inconsciemment. Peut-être, inconsciemment, voulait-elle les aider. Et s'aider elle-même. Peut-être...

Laissant son crayon divaguer, l'esprit de Lunami fit de même. Il divaguait. Empruntait le ciel de ses pensées, l'encombrant de nuages. Pas toujours sombres et annonciateurs d'orage, les nuages. Elle se revit saisir u crayon pour la première fois. Approcher la mine de la feuille... sentir cette sensation apaisante qui l'envahit et... le cri de surprise de sa belle-mère en apercevant par hasard le dessin. Elle fut soufflée, conquise, et voulut mettre la petite dans un atelier. Peine perdue, Lunami ne laissa plus jamais traîner ses feuilles noircies. Elle les montrait à Ryan, quelquefois. Et lui de glousser. Cela faisait plaisir à Lunami, même si il gloussait, parce que c'était dans l'habitude d'un bébé de glousser. M'enfin...

"Lunami, Pourquoi t'as commencer à dessiner ?"

Coïncidence, si ses pensées rejoignaient celle de l'adolescent? Elle ne répondit pas. En même temps, elle ne parlait pas, ce fut donc Luca qui poursuivit:

"Moi au départ, c'était parce que les gens à l'orphelinat me félicitait quand je leur montrait une dessin du chat. J'ai honte d'avoir commencer pour de l'autosatisfaction. Mais maintenant, je crois que je ne le regrette pas. J'aime tellement ça."

Lunami sourit discrètement. Elle adorait dessiner les chats. Cette prestance, cette allure féline qu'elle admirait tant. Oui, elle aimait les chats. Les animaux, en général. Elle ne perçoit aucun jugement dans leur regard, seulement de l'intelligence et, lui semble-t-il, une lueur de compréhension. Sauf si bien sûr elle tentait de s'adresser à des blattes, mais elle ne le fit pas. Certainement parce que les blattes étaient mangées pas ses chats. Mais sans doute ne leur aurait-elle pas parlé. Elle serait plus sûrement aller chercher ses chats, pour qu'il les mange. Ou elle elle aurait mises dehors. Les blattes ne sont jamais bon signes. Ne serait-ce que pour l'hygiène, Hm.

*Moi, j'ai commencé...comme ça.*

Comme ça, d'un coup, ça lui était tombé dessus sans crier gare. Loin d'elle l'idée de s'en plaindre. Mais elle dessinait...comme ça. Naturellement. Aussi naturellement qu'elle respirait. Oui, c'était ça, aussi naturellement qu'elle respirait...

"Lunami, tu crois que ça sert à quelque chose l'art ?"

Lunami devinait une réflexion intense derrière cette question en apparence anodine. Luca – elle se demandait bien quel était son vrai nom – semblait en effet plongé dans ses propres pensées. Malheureusement, notre jeune fille muette ne lisait pas dans les pensées malgré sa perspicacité... L'art servait-il à quelque chose? Drôle de question qu'elle ne s'était jamais posée. L'art servait-il à quelque chose? Elle fouilla dans les nuages pour chercher une réponse. L'art servait-il à quelque chose? Elle s'arrêta même de dessiner pour se consacrer à cette quête intellectuelle. L'art servait-il à quelque chose? … Un grand sourire, un vrai sourire, illumina son visage. Un sourire comme jamais elle n'en avait décoché. Ou peut-être avant l'accident, mais à 7 ans on a une bouche plus petite qu'à 17... Elle avait trouvé la réponse. Ou plutôt, la réponse était venue la trouver.

Elle dessinait comme elle respirait.
Elle dessinait comme elle respirait...
Un petit coup de vent joueur souleva ses cheveux qui commençaient à s'embraser grâce à la lueur matinale du soleil.

*Oui. Ca sert à vivre.*

Les sourires appellent les sourires. Elle vit que Luca avait apprécié le sien dans ses yeux. Et avec ce premier sourire depuis un petit bout de temps, elle sentit quelque chose s'ouvrir en elle. Au plus profond d'elle. Que cela faisait du bien! Le sourire rapetissa jusqu'à n'être plus qu'une esquisse de sourire. Mais les yeux de Lunami ne cessaient de pétiller. Ça, elle n'en avait pas conscience. Quelqu'un qui l'avait bien connue avant aurait pu déceler la différence. Mais elle, personne ne la connaissait... A part son père, bien sûr. Et Ryan. Mais elle doutait, malgré son intelligence, qu'il sache capter une différence entre deux regards.

Luca découvrit une nouvelle feuille et elle devina qu'il la dessinait. Cela lui fit bizarre. On ne l'avait jamais dessinée. On ne l'avait jamais regardée... Un léger malaise naquit de cette situation, mais elle était assez fine pour ne rien laisser paraître. Elle se concentra sur son dessin. Les traits se superposaient, créant l'image. Luca avait vraiment bien choisi l'endroit.

"T'aimes bien ici ? Tu t'entends bien avec les gens ?"

Décontenancée par la question, elle s'arrêta de dessiner et tourna son visage auréolé de doré vers la jeune personne. Avec cette question, on aurait dit qu'il...s 'inquiétait pour elle? Et même, s'intéressait à elle! Lunami fut surprise. Et... plutôt contente. On ne portait aucun intérêt à ce qu'elle ressentait, habituellement.

Aimait-elle cet endroit? …
Elle était enfermée, suivie par des psychologues, personnes qu'elle détestait généralement. Par principe, elle n'aimait pas cet endroit. Mais...

S'entendait-elle bien avec les gens?
Luca? Elle pouvait dire que oui, elle s'entendait très bien avec. La preuve, cette question, non? En tous cas elle, elle l'aimait beaucoup, par rapport à comment elle aimait les autres...
Owen? Oui, il avait été gentil avec elle.
Devan? Elle le trouvait passionnant.
Il n'y avait que l'autre, le serpent, celui qui lui faisait peur... celui-là, non, elle ne s'entendait pas bien du tout avec. Il la terrorisait. Elle frissonna rien que d'y songer.

Alors...
Elle sourit doucement et hocha la tête.
Oui, elle aimait bien les gens...quand ils ne la jugeaient pas.

Elle pris son appareil. Elle voulait immortalisé ce moment, ce début d'amitié qui se cristallisait entre eux deux. Elle le désigna de l'index, le relia à elle par un fil invisible accroché au bout de l'ongle et tapota l'appareil, ce qui devait être très compréhensible pour l'adolescent.

Oops. Elle avait vraisemblablement fait une gaffe, à voit la réaction de Lu' (elle avait pensé ça, car Luca faisait vraiment garçon mais elle avait toujours du mal à appréhender son homologue comme un garçon sachant que c'était une fille. « Lu' », ça allait pour les deux, n'est-ce pas. Oui, cela irait...)

Cela lui fit une étrange sensation dans la poitrine lorsque Lu' la prit par l'épaule et se colla contre elle. Une sensation chaleureuse qui se diffusait dans tout son corps, ses membres, son cœur... Elle n'avait plus ressenti ça depuis... non, elle n'avait jamais ressenti ça. A 7 ans nous sommes trop jeunes pour comprendre les subtilités de l'amitié et du partage. Ni leur importance. Parce qu'à 7 ans, pour la plupart des enfants, c'est naturel. Le pardon, le partage du goûter à 10h, tout ça... Bien sûr, c'est naturel excepté si la petite fille en face de nous a des tendances paranoïaques et violentes. Là, tout de suite, c'est plus compliqué, hm?

C'était la première fois que Lunami allait apparaître sur une photo. A moins qu'on l'ait photographiée en cachette, mais elle en doutait fortement. De plus, elle n'y était pas seule! « Pas seule » pour Lunami il s'agissait là d'un fantomatique espoir, bribe de rêves estompés. « Lunami a des amis », jolie antithèse, n'est-il pas?

Elle senti Lu' se crisper quelque peu contre elle et elle tendit l'appareil, légèrement au-dessus d'eux. Une seconde plus tard – une éternité plus tard, elle s'en rendit compte- elle appuyait sur le déclencheur et on entendit à peine le « clic ». Celui-là même qui faisait tout le charme du polaroid. M'enfin bon, elle s'y ferait. Non en fait... il fallait absolument qu'elle se procure de nouvelles pellicules, elle aimait trop ça!

Elle ignorait pourquoi elle aimait tant photographier. Tout autant qu'elle ignorait comment elle avait débuter le dessin. C'était comme cela, voilà tout. Elle n'analysait pas le pourquoi de ses actes, elle les vivait et c'était déjà bien assez...

Une fois ceci fait, elle se dit qu'elle se ferait une sorte de collection de photos des gens qu'elle appréciait. Oui, cela la tentait bien...c'était décidé! Elle mettrait cette première photo dans son journal, les autres suivront...

Bon, ce n'était pas ça mais...le temps pressait si on ne voulait pas perdre ce joli paysage qu'on avait voulu immortaliser. Elle se dépêcha de reprendre son crayon afin de capter la beauté de ce moment. Si tant est que l'on pouvait capter la beauté.. C'était peut-être ce qu'elle tentait de faire en dessinant. En photographiant, en dansant, en chantant... capter la beauté un instant suspendu puis la laisser suivre son cours. Tenter vainement de la plaquer sur papier glacé. L'enchanter, l'encenser pour la laisser s'enfuir. Car elle s'enfuyait toujours, la beauté n'est jamais acquise, voyez-vous. Elle se cache, reste tapie dans des coins incongrus pour les abandonner ensuite. Elle ne reste jamais immobile, la beauté est mouvement. Toujours. Encore et toujours. Elle va et vient, sans cesse en renouveau. La beauté est changement. Toujours. Encore et toujours. Renouveau de la nature, des sens... La beauté est aussi harmonie. Toutes les beautés s'emboîtent, se font et se défont comme un puzzle incompréhensible par le cerveau humain. La beauté va au-delà de l'humain. Où est la vrai beauté? Dans une belle femme, un dessin parfait, des courbes enchanteresses? … Ou dans un sourire seulement, une main tendue sans arrière-pensées, l'harmonie du printemps? …

La beauté va au-delà de l'humain.
Jusqu'à preuve du contraire, Lunami était humaine. Pourquoi donc se posait-elle ces questions? Mystère...
Elle dessinait toujours avec cette même dextérité, et il semblait que son crayon dansait sur sa feuille...